UN MONDE FLOTTANT

Série photographique 
10 formats 18X24 CM

Christophe Pichon
Né à Rennes, 1972
Vit et travaille à Rennes

Un monde flottant

Chez Christophe PICHON, chaque photographie s’intègre dans un cheminement narratif et rhétorique pour composer une entité qui se déroule dans un ordre précis. Cette série intitulée "Un monde flottant"*¹ fait référence à l’écrivain japonais Asai Ryoi qui décrivait au XVIIe siècle l’acception moderne du concept de "monde flottant" (ukiyo), nous invitant à nous saisir des plaisirs du présent. Ce titre fait écho, chez le photographe à sa culture cinématographique de l'image en mouvement. "Un monde flottant" est également le titre d'un film de Jean-Claude Rousseau constitué de séries de prises en plan fixe sans scénario préalable (cinéma du réel) comme un prolongement de la photographie, un film réalisé en marchant dans les pas d’Yasujiro Ozu. On note qu'Ozu avait notamment développé attrait progressif pour le plan fixe et la frontalité bidimensionnelle.
Christophe Pichon travaille avec un objectif fixe, n’utilise pas de zoom, ce qui implique de bouger pour saisir le point de vue qui lui semble le plus juste. Le plan reste serré mais aérien avec souvent peu de sol et beaucoup de ciel et pourtant la lumière semble comme éteinte, froide ou discrète. Il en ressort une homogénéité des lieux qui constitue la série quelque soit la diversité géographique des prises de vues. Souvent l’axe de la prise de vue annule la perspective. L’effet de mise à plat qui en résulte participe à générer en nous une autre perception du temps et de la confusion du temps nait l’espace photographique. Le banal issu d'une scène de la culture populaire sublimé par ces présences fantomatiques devient harmonieux sans prétendre nous évader du quotidien. "À des époques différentes, selon les tendances socioculturelles dominantes, le même paysage peut être harmonieux ou laid, banal ou extraordinaire" « Jean-Jacques Bavoux*².

Dans la série proposée par Chistophe Pichon, si le continuum ne dit rien du récit qui se joue, il contribue à l’ébauche d'une lumière de l'inquiétante étrangeté*³ qui nous plonge d'emblée dans une atmosphère d'attente, un état suspendu ou survient dans la persistante rétinienne, une épiphanie entre allégresse et incertitude du franchissement vers l'envers du décor.
Le regardeur retient l'image et les stigmates presque inperceptibles de l'infra-ordinaire*⁴ dissimulés dans le paysage présentant souvent une architecture empreinte d’une humanité vernaculaire ; ou bien c'est le regardeur, lui-même, qui est retenu par l'image avant qu'elle ne s'evanouisse. En solfège, on appelle syncope une note attaquée sur un temps faible et prolongée sur le début du temps fort suivant. Il se crée une tension dans la lecture de l'exposition avec le sentiment d'une tragédie possible tout à la fois sourde et palpable. Tout se tient dans l'infime entre pudeur et implicite, un clinamen*⁵ qui retient ce qui nous échappe.

Christophe Pichon revendique sa pratique comme une « occupation », ce qui n’est pas sans rappeler  Bernard Plossu qui définissait sa pratique comme un art modeste et utilisant un appareil en plastique jetable proposait pour unique réglage “ nuage ” ou “ soleil ”. Si le travail de post-production est l’occasion de la redécouverte de menus détails, la photographie reste pour le photographe une activité, une pratique du réel, aussi vitale et organique que la marche.
Valérie CHAMPIGNY

*¹ Ukiyo (浮世?, « monde flottant »), dans son sens ancien, est lourdement chargé de notions bouddhiques, avec des connotations mettant l'accent sur la réalité d'un monde où la seule chose certaine, c'est l'impermanence de toutes choses. C'est là pour les Japonais un très vieux concept qu'ils connaissent depuis l'époque de Heian (794-1185). 
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² Jean-Jacques Bavoux, Le paysage, construction mentale, La Géographie. Objet, méthodes, débats, 3e édition. Paris, Arrmand Colin, collection U, 2016.
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³ L’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche en allemand) est le titre, souvent traduit ainsi en français, d’un essai de Sigmund Freud paru en 1919.
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 Georges Pérec, L’Infraordinaire, Paris Le Seuil 1989, pages 11-12.
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 La théorie du clinamen remonte à Épicure : l'atome, tout en se dirigeant en ligne droite vers le bas en vertu de son poids et de sa pesanteur, dévie légèrement de côté.

Parcours
Christophe Pichon est artiste, formateur en lettres et en photographie, critique d’art et éditeur indépendant. Ses œuvres explorent les espaces du quotidien pour en révéler les aspects délaissés, dissimulés ou presque invisibles. Il organise des commissariats d’exposition, réalise des workshops et des cycles de conférences dédiés aux théories de l’art et du cinéma. Il a publié une trentaine de textes consacrés notamment à la sensibilisation artistique et à l’esthétique de la photographie.